Avec 21 000 dossiers déposés en 2024, dont une immense majorité d’Haïtiens, les demandes d’asile ont été multipliées par trois en un an en Guyane. L’État, pris de court, peine à enregistrer les requêtes dans les délais légaux.
Roselaure, Haïtienne de 43 ans qui ne souhaite pas donner son nom de famille, est venue au Service de pré-accueil des demandeurs d’asile (Spada) de Cayenne prendre des nouvelles de sa demande déposée en avril 2024. Dix-huit mois après, sa requête n’a toujours pas été reçue par le guichet unique de la préfecture qui doit l’enregistrer avant de la transmettre à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra).
"J’étais stressée par l’attente, mais je me suis fait une raison", explique-t-elle. Arrivée en 2017 en quête "d’une vie meilleure" et après "deux demandes rejetées", Roselaure a saisi l’opportunité offerte en décembre 2023 par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).
Cette dernière, considérant l’ouest haïtien en proie à la violence des gangs comme une zone de guerre, a octroyé sans condition la protection subsidiaire (l’un des deux régimes de protection avec celui de réfugié) aux ressortissants de cette zone. En un an, 18 656 Haïtiens se sont rendus au Spada. Environ 2 500 autres étrangers, essentiellement venus du Proche et du Moyen-Orient, ont fait la même démarche.
Ces chiffres impressionnants "ne traduisent pas pour autant des arrivées massives depuis Haïti", précise Lucie Curet, déléguée nationale de la Cimade pour la région Amériques. Ce que confirme Gwenaëlle Coat, directrice du service immigration de la préfecture de Guyane. "Dans 85 % des cas, il s’agit d’un réexamen de personnes déjà présentes, qui avaient déposé une première demande (...) entre 2015 et 2018", lors des précédents exodes du pays le plus pauvre des Caraïbes, indique-t-elle.
- Jusqu’à "22 mois d’attente" -
Dépassés par cette hausse soudaine, les services de l’État ont mis des mois à s’adapter, entraînant un engorgement complet du système d’accueil. Conséquence : les délais d’enregistrement se sont considérablement allongés. Jusqu’à "22 mois d’attente" pour certains, déplore Gwenaëlle Coat, alors que le délai légal est de trois à dix jours. Plusieurs associations, dont la Cimade, y voient une atteinte aux droits fondamentaux. "C’est du jamais vu à l’échelle nationale", souligne Lucie Curet. Or, en attendant leur rendez-vous, les demandeurs ne peuvent quitter la Guyane, travailler, scolariser leurs enfants, ni toucher d’aide financière ou bénéficier d’une couverture médicale, précise-t-elle.
À plusieurs reprises, notamment après deux recours collectifs déposés en mai et en août, la justice a ordonné à l’État d’accélérer. Le tribunal administratif de Cayenne a estimé qu’un délai supérieur à 500 jours porte "une atteinte grave et manifestement illégale au droit constitutionnel d’asile". Selon la préfecture, cette explosion n’était pas anticipable. "Nous n’avons pas été informés des évolutions des doctrines de l’Ofpra et avons subi les conséquences de ces variations", défend Gwenaëlle Coat.
Les effectifs du service immigration sont depuis passés de deux à sept personnes. L’Ofpra a aussi renforcé sa présence : en plus de l’antenne de Cayenne (la seule hors de Paris), il a mené 22 missions en Guyane en 2024, sur les 70 réalisées en France. Résultat : 8 694 demandes instruites dans le département, soit "près de 10 %" de toutes les demandes d’asile effectuées en France, selon la préfecture. La Guyane est ainsi devenue le deuxième département français en nombre de demandes, derrière Paris.
Ces moyens supplémentaires traduisent, selon Jérôme Domec, le directeur territorial de la Croix-Rouge, une prise de conscience des enjeux de l’accueil en Guyane. "Le fait que les moyens pour l’asile n’ont pas diminué l’année dernière, dans le contexte de réduction des dépenses publiques, le prouve", estime-t-il.
Mais les droits des demandeurs d’asile restent plus restreints qu’ailleurs. Depuis 2017, un cadre dérogatoire supprime la possibilité de recours à distance auprès de la CNDA, réduit le délai pour déposer sa demande d’asile et le montant de l’allocation destinée à pallier l’interdiction de travailler. Mais cela "ne dissuade pas les migrants de rallier la porte d’entrée de l’Europe en Amérique du Sud", affirme Jérôme Domec.
En 2025, environ 5 000 passages au Spada sont déjà prévus, selon lui. En majorité, ces demandes aboutissent : en 2024, l’Ofpra a admis 75 % des demandes en Guyane, contre 40 % au niveau national.
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